Lettre ouverte au grand amour

   Ce n’est pas un reproche, à peine un regret mais ça revient le soir peser sur mes doutes. Pourquoi n’être jamais passé par chez moi? Vous m’avez frôlée parfois, je vous sentais tapi dans l’ombre, derrière ma porte, je pouvais presque sentir votre caresse sur ma nuque mais finalement vous repartiez sans entrer.

 

   Je ne vous connais donc pas. Mais je vous imagine, j’envisage l’incomparable puissance de vie que cela doit-être de vivre sous votre contrainte. Car vous êtes contraignant n’est ce pas? Comment pourrait-il en être autrement. Je ne peux vous penser qu’en aspérité, en gouffre, en relief, en tempête, en échelle de Richter… Je ne vous aurais voulu que pour cela: le débordement. De soi, cette faculté que vous auriez de nous rendre possible l’extériorité de nous-mêmes, libérés de nous, rendus libres par l’amour de et d’une altérité qui en nous enchaînant à elle nous délivre de toute autre forme de nécessité. J’aurais su ne plus manger, ne plus dormir, ne plus savoir lire ou écrire; j’aurais su ne plus vivre que si pleine et comblée de vous que tout mon être aurait déborder de cette identité nouvelle de femme aimante absolument. Vous m’ auriez débordée de moi-même, ne s’agissant pas seulement de cet autre que j’aurais pu aimer, mais d’un amour qui offre au monde son rayonnement. Oui sous votre joug, j’aurais rayonné.

 

   Je vous entrevois quelquefois dans les pages d’un livre ou dans le frisson d’une musique sur ma peau. Je vous reconnais d’instinct. Alors je rêve. Je rêve de ce que vous et moi aurions pu traverser ensemble. Puisque bien sûr vous n’êtes qu’une traversée. Du désert et sans eau. Un voyage intérieur de souffrances infernales exposées en plein soleil. Mais l’ombre reparait chaque soir et alors je devine des oasis d’une pureté inouïe.Des neiges éternelles sur des plages d’azur, des océans de lave où nager sans brûlure, juste par un regard changer le monde autour. J’aurais su je crois plonger dans ces abysses dont on ne revient jamais qu’en être différent mi vieillard, mi enfant. J’aurais sûrement tremblé, pleuré, hurlé, j’aurais voulu mourir de fièvre ou de jalousie. La peur de vous perdre m’aurait comme amputée, je n’aurais plus été qu’un pantin sous vos ficelles, mais comme je me serais sentie en vie…

 

   Mon corps aussi vous a espéré souvent. Vous n’êtes pas nécessaire au plaisir des amants mais je pressens que sous votre étoile ce jeu des corps prend une toute autre dimension. Sous votre baguette arrive la magie et je sais les corps, tous les corps, même laids, même vieux, rendus sublimes de se vouloir éperdument. L’amour charnel n’est qu’une bataille, une sorte de guerre dont l’issue reste incertaine et qui le plus souvent ne déclare qu’un vainqueur. Dans votre stratégie ce ne serait plus qu’une victoire si belle à célébrer qu’on y revient chaque soir. Deux esprits qui s’aiment dans deux corps aimants, deux âmes jumelles, deux peaux qui se sont reconnues. Voilà le jardin dans lequel vous faites pousser vos fleurs, ils sont si peu nombreux à le visiter. Je les sens s’y débattre, ne vouloir en sortir enivrés du parfum lourd des roses de leur amour indifférents aux épines qui leur blessent les doigts, emplis de la promesse qu’ils s’aimeront toujours…

 

   Jusqu’à quand vous attendre, secrètement espérer? Je vous crois sans âge, sans morale, sans véritable projet. Vous frappez au hasard parfois pour le meilleur et parfois pour le pire sur des battements de coeur qui ne peuvent s’accorder. Car dans vos exigences, vous imposez d’évidence, première et indispensable, la réciprocité. Que serait un amant qui ne serait aimé? Une errance, un damné et je vous vois sourire d’un peu de cruauté.

 

   Se peut-il encore qu’un jour à ma porte vous décidiez d’entrer, un peu par effraction, je ne vous attends plus. Mais plus que tout peut-être ce qui vous retiendra c’est que si tout mon être, comme chacun je crois, vous a si longuement rêvé, supplié, caressé, j’ai la fâcheuse tendance à vivre sans illusion et vous n’êtes que cela…


Écrire commentaire

Commentaires: 0