Ici et maintenant

Les eaux noires de l’ennui me ramènent cette nuit vers cette page plus pâle que ce halo de lune perçant l’obscurité du rideau tendu sur la vie vaine d’une ville bruissante de corps endormis ignorants d’eux-mêmes et de leurs destins. 

 

Quelles tâches de boue ou de lumière issues de ma fatigue vont venir se coucher sur cette plage d’angoisse offerte et nacrée, impudique comme une mariée trop belle, qu’un seul homme ne saura retenir. Cette page blanche que ma plume violente déjà est le dernier recours pour l’obscène lassitude qui cerne mon regard au spectacle de cette humanité moribonde malgré la vivacité de ses soubresauts incessants. Agonisante de honte et d’ignorance, la farandole des hommes et de leur folie me condamne à vivre exsangue de toute espérance si ce n’est celle de dormir jusqu’au matin enfin délivrée du poids du monde tel qu’il est.

 

Ma plume, ma plume fidèle comme la rosée, emmène moi, montre moi le chemin vers l’oubli et l’indulgence. Raconte moi la beauté des femmes, imagine des amants aux coeurs assez vaillants pour durer, invente des enfants aux yeux de porcelaine vierges de toute larme, espère un jour à venir pour tout ce qui n’est plus, prouve moi qu’ailleurs un autre esprit pleure en secret du même désespoir. Mes lignes si sages s’envoleront peut-être vers sa nuit, nos mains se toucheront par delà le silence, la distance, la peur et le confort de nos vies. Il doit bien y avoir à l’autre bout du monde ou dans la rue grise derrière la mienne une pensée jumelle, dont la tristesse appelle que j’écrive pour elle.

 

Des souvenirs entrechoqués d’oubli et de mémoire déformante viennent survivre dans mon sommeil absent. Des couleurs, des odeurs, des saveurs, des rires et des sentiments, tout ce qui me définit se livre sur l’autel de mon inconsistance et de ma vanité. Écrire contre l’absurde, dénoncer, témoigner de ma conscience d’être de chair et de sang, si absolument mortel. Quelque soit le grain de ma peau, sable fin déserté de toute mer, quelque soit mon regard d’aigue-marine purifié au soleil couchant, quelque soit le blond caressant à ma joue, quelque soit le rythme de mon pouls cadencé comme une salsa, quelques soient chacun des atomes de vice et de vertu qui enhardissent mes gestes, je reste à jamais un fruit de hasard et de circonstance. Mes mots, seuls choisis, soupesés et nés de ma réelle volonté diront qui je suis, quelle musique alanguit mes heures, quelle couleur s’endort sur mes regrets, quelle saveur entrouvre ma bouche, quel ciel m’enivre ou me fait fuir. Le glissement de ma plume me trahit et m’offre à tous les vents plus exactement que le goût de mes baisers. Seules peut-être mes humeurs ardentes recroquevillées sur le plaisir sont de même sincérité. Dans l’abandon de l’amour ou dans la dictature de l’écriture se révèlent mon visage, mon identité, ma différence et ma singularité.

 

Écrire pour dire qu’au fond de cette nuit, malgré l’air vicié qui assaisonne mon esprit rétif et en dépit de ma haine grandissante pour l’incongruité de la condition humaine, je suis en vie. 

Furtivement, aussi fragile qu’un point de suspension au bas de la dernière page d’ un roman russe qui promettait tout à la fois l’enfer des steppes et la magie du Bain

kal. 

Je suis en vie avec la naïveté d’un nouveau-né, inculte des hommes et des dieux, ignorant des temps ou des espaces, libre d’amour et de détestation.

Je suis en vie au prix de mes heures d’insomnie, de mes paupières baissées sur mon humanité. Et je connais la force de l’instinct qui me gardera vivante au plus noir de la nuit, je sais aussi la mouvance de mes pensées. Dans quelques heures à peine, par la grâce d’un nouveau matin ou la douceur d’un mot de tendresse, je rentrerai sagement dans les verts pâturages du bonheur toujours à venir et de la foi en demain qui chantera si juste et si fort.

 

D’autres soirs, d’autres nuits peuplées de larmes, gouttes de chagrin ou de plaisir glissantes sur mes lèvres dérouleront le temps qui m’est imparti sans que rien jamais n’en trouble la trajectoire sauf peut-être quelquefois au chaud d’une heure de veille, le chuintement de l’encre déposée sur la page, fixant l’éternité sur mes pensées vagabondes.

 

Écrire pour garder l’instant, ici et maintenant…


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