La ville s'endort

La ville s'endort, la vie des hommes va se calmer pour quelques heures, moins de bruit, moins de gestes ou plus doux. Leur respiration va se faire souffle et leurs mains vont chercher dans le noir une autre peau pour se rassurer ou s'émouvoir. C'est l'heure du renoncement, les femmes se démaquillent, redeviennent les petites filles que leur mère embrassait le soir « bonne nuit ma chérie fais de beaux rêves » et en effet qu'ils étaient beaux leurs rêves d'alors, elles y croisaient des garçons tendres, des éléphants d'Afrique et des ours blancs. Il faisait beau et l'on y vivait en vacances sur des plages de sable chaud et blond qui crissait sous leurs pieds aux premières heures du jour, avant les grosses chaleur qui ramènent les hommes à l'ombre..

Mais les petites filles grandissent tandis que leurs rêves rapetissent. Quel songe fait tressaillir celle-ci dans son sommeil maussade comme une porte de prison, tout au plus un baiser adultère, volé au bureau, entre deux portes à ce jeune collègue tellement plus sexy que cet homme endormi à son flanc. Pourtant comme elle l'aimait autrefois, la pensée de lui ne la quittait pas, sa vue suffisait à déclencher chez elle une émotion inouïe, toute de tendresse et de peur de le perdre. Quant à le toucher, elle n'avait simplement pas de mots pour en parler. Son corps entier lui semblait avoir été conçu pour la caresse de cet homme là, sans aucune autre fonction que de ressentir son désir dans chaque cellule, par chaque pore de sa peau. À quel moment tout cela s'était-il envolé, dans quel virage d'indifférence ou d'habitude la valise de leur amour était-elle tombée du toit? Cela s'était fait sans choc, sans heurt, en silence si bien qu'elle n'avait rien pu faire ignorante de ce qui était en train d'advenir de son bien le plus précieux.

Dans un autre lit, à l'autre bout de la ville, un homme s'endort, seul. Son rêve à lui, n'a rien à voir avec la courbe d'une hanche. Il est juste teinté de l'espoir que demain, enfin arrivera une réponse différente à ces centaines de CV qu'il envoie à tous les vents pour trouver un endroit où l'on aurait besoin de lui. Peu importe pour quoi, il y a bien longtemps qu'il a renoncé à faire usage de compétences précises, maintenant tout ce qu'il cherche c'est à être utile et à pouvoir respirer sans cette angoisse quotidienne qui le taraude davantage au fil des jours qui le mènent vers la fin du mois plus précoce chaque fois. Un emploi, enfin, une place digne dans cette société qui l'assiste tout autant qu'elle le méprise. Une réponse autre que toutes ces lettres types qu'on lui assène depuis des mois où la désolation factice d'un RH lui explique que son profil est intéressant et qu'on le rappellera sans doute bientôt. Un bientôt qui lui donnerait une raison de se lever le matin, un raison d'être fatigué le soir et de pouvoir dormir autrement que recroquevillé sur sa honte et sa désespérance.

Au-dessus dans le petit appartement du centre ville qu'elle occupe depuis quelques années; la maison de banlieue était devenue trop vaste pour une si petite âme, une vieille femme peine à trouver le sommeil. Elle aussi a un rêve qui n'attend plus qu'elle dorme pour venir peser sur son esprit. Elle pense à ses enfants qui n'en sont plus, à ses petits enfants qui s'éloignent déjà des rivages des tendres années. Ils sont tous tellement pris par leur vie qu'ils l'ont oubliée. Un coup de fil parfois quand ils ont besoin de quelque chose, une heure de visite à Noël, à son anniversaire pour ceux qui s'en souviennent, à la fête des mères pour soulager leur conscience. Pas la force de leur en vouloir, elle les aime bien trop pour ça. Il lui faudra donc une nouvelle fois leur trouver une excuse possible à défaut d'être probable pour ne pas trop souffrir de leur silence.

Dans un autre quartier de la ville, un essaim de lumière bourdonne encore. On y pressent une poche de résistance à la nuit. C'est l'hôpital. Dans une chambre du premier étage, un enfant sans cheveux s'endort aussi. Il n'a plus mal depuis que l'infirmière est passée mettre un nouveau produit dans sa perfusion. Il n'a pas vraiment peur non plus, la semaine dernière la petite fille du bout du couloir est partie. Pour toujours. Au fond il est content pour elle, elle n'en pouvait plus, il n'arrivait plus à la faire rire. Lui ce qui l'embête c'est le sourire de maman. Il est franc sur sa bouche mais dans ses yeux... Il sait qu'elle ment, elle le sert trop fort maintenant chaque fois qu'elle l'embrasse. Il aimerait lui dire que ça va aller, qu'il ne faut pas avoir peur mais le risque est trop grand qu'elle se mette à pleurer. Voir pleurer maman ce serait pire que tout. Pire que la douleur, que l'ennui, que la solitude. Alors quand elle viendra demain il faudra faire un effort, il finira tout son plateau repas, malgré la nausée, elle sera contente, il sait que ça la rassure quand il mange bien.

Bien sûr dans d'autres lits ailleurs s'alanguissent des rêves sereins, des couples s'enlacent, des enfants aux cheveux bouclés dorment un sourire accroché à leurs lèvres fines. Mais je ne peux m'empêcher de penser à toutes ces mélancolies mauves comme les soirs d'hiver. J'aimerais les prendre dans mes bras, leur dire que j'entends leur souffle un peu court et que je partage tous leurs espoirs. Qu'ils sachent que leur détresse brise mon indifférence et que je suffoque avec eux de leurs rêves gris comme le ciel de mon pays qui a trop souvent l'élégance de se mettre au diapason de mes humeurs de brume.


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