L'homme libre

 Nos sociétés modernes ne cessent de glorifier, d'instaurer en valeur sacrée le droit de chacun à vivre en homme libre. La liberté individuelle ou collective est un Graal pour ceux qui en sont dépourvus de façon flagrante ou un bien à défendre pour les autres qui s'en croient dépositaires et jouisseurs. Nos vies indépendantes et autonomes, notre appartenance à une société organisée de laquelle nous sommes tous au même titre responsables et citoyens nous apparaît comme le meilleur modèle au regard de cette aspiration légitime à vivre librement. En effet nous sommes bénéficiaires d'un certain nombre de possibilités d'exercer nos choix de façon spontanée.

     Mais de quelle liberté parle-t-on exactement ? Celle de suivre le troupeau, de nous fondre dans la masse, d'être suffisamment conciliant pour avoir les mêmes envies, les mêmes aspirations, ambitions, les mêmes rêves et pourquoi pas les mêmes fantasmes que ceux qui ont été pensés par quelques uns pour le plus grand nombre afin d'établir une norme, une mise en conformité des individus permettant le fonctionnement d'un système qui leur garantit l'accès à leurs propres choix d'existence. Cette liberté est bien timorée.

     Qu'en est-il de celui qui envisage sa vie différemment ? Celui qui ne rentre pas dans le moule, qui ne coche jamais les bonnes cases ? Celui pour qui le travail, la propriété, la consommation ne sont pas des valeurs fondamentales mais plutôt des moyens de pression, de contrôle et d'asservissement des foules. Certes il a des droits. Comme celui de s'exprimer. Du moins dans ce pays. Vu le peu de risque qu'il a d'être entendu, à quoi bon l'en priver ? Peut-être est-ce d'ailleurs cette confusion qui porte en elle l'essentiel de la problématique inhérente à ce concept de liberté. Avoir des droits ne fait pas de nous des êtres libres. D'autant que ces droits sont le plus souvent tellement encadrés de règles et contraintes en tous genres qu'ils s'apparentent plus à des directives qu'à de réelles opportunités de choisir sa vie. Nous ne sommes libres que sous conditions. La première d'entre elles étant d'adhérer à l'idée de préséance du plus grand nombre.

     Les minorités n'ont-elles pas toujours tort dans nos si fabuleuses démocraties ? Donc nous ne serions libres qu'en étant d'accord avec le modèle de société pré-établi pour le bien commun. Nos carrières, nos vies de famille, nos modes de communication, nos cultures, jusqu'à nos amours sont cadenassés par la norme et le conformisme. Pour celui ou celle qui rêverait d'un autre idéal, la mission est impossible. Les barrières qu'il lui faudrait franchir sont si hautes que le plus souvent le prix à payer est exorbitant. Il se monnaye en solitude, en ostracisme et ils sont finalement bien peu nombreux à posséder la détermination requise pour ne pas céder et refuser de se perdre dans ce monde qui ne leur ressemble pas. D'autant que le dressage commence dès le plus jeune âge, notre système éducatif est une des pierres angulaires de ce système conçu pour la gestion des masses au détriment des singularités. L'école d'aujourd'hui formate plus qu'elle n'enseigne. Et surtout elle dispense des savoirs et des connaissances mais jamais de méthodologie de la pensée. Les apprentissages se font de manière quantitative et non qualitative. On nous leste d'un bagage censé nous aider à survivre dans un monde imposé mais on se garde bien de nous apprendre à le penser. Au bout du cursus, plus ou moins étoffé, nous finissons écrasés de certitudes ou dépourvus des aptitudes nécessaires à mettre en cohérence qui nous sommes et l'environnement au sein il duquel il nous faudra évoluer.

     Le constat est certes amer mais idyllique comparé à ce qui nous attend. La technologie est née et avec elle le règne de la standardisation forcenée. Nos vies sédimentées à grands coups d'algorithmes ne seront bientôt plus que des parcours obligés au milieu de besoins créés spécialement à notre intention auxquels nous n'aurons plus à répondre puisqu'ils seront pris en charge à notre place. Les bases de données rempliront nos frigos, programmeront nos vacances, choisiront nos lectures, nous inscriront au sport ou au macramé et nous indiqueront l'heure de faire l'amour avec le ou la partenaire idéal qu'ils nous auront attribué pour partager nos vies si merveilleusement établies. Le destin est devenu numérique. Que restera-t-il de notre pseudo liberté actuelle ? Si peu qu'il ne restera alors que le désenchantement des poètes pour nous rappeler le temps béni où l'on pouvait encore rater sa vie en toute liberté...


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