Les pontons

Nos enfances sont les pontons sur lesquels nous aurons à marcher le chemin de nos vies. Certains sont solides, réguliers, taillés d'un bois épais, poncés d'amour et stabilisés de confiance en demain. Pour d'autres ce sol sera pétri d'insuffisance, parsemé d'échardes, branlant, fragile. Il y manquera quelques planches formant des trous béants devant lesquels nos existences se sentiront à jamais menacées. 

À quel bois vermoulu devons-nous nos errances et nos doutes? 

Pour un chagrin d'âge tendre venu mourir dans une larme passée inaperçue une planche s'est fissurée rendant nos pas inquiets, nous invitant éternellement au doute et à la crainte de la chute. 

Pour une violence, pour une angoisse, pour un malentendu ou pour cri, pour chacun des effarements qui laissent sans voix un cœur d'enfant c'est encore une planche qui s'effrite ou qui tombe compliquant le parcours. 

Certains êtres courent, sautent et dansent en riant si fort qu'on comprend dès lors qu'ils ont sous les pieds un ponton d'une robustesse que toutes les haches du monde ne pourront entamer. D'autres vacillent indéfiniment, chaque nouveau jour les cueille avec la même retenue devenue au fil du temps une limite infranchissable qui n'est rien d'autre que la peur du vide. Leur vie craque de tous côtés, la moindre de leurs envies est une écharde qui les blesse chaque fois plus cruellement. Certains finissent par reculer et restent bloqués sur une planche si menaçante qu'ils n'osent en bouger.

La solidité et la stabilité de nos pontons n'augurent en rien de leur longueur. C'est peut-être là la seule justice. Certains édifices magnifiquement conçus se révèlent très court à parcourir quand d'autres sur lesquels on n'oserait risquer un pas nous emmènent très loin, à condition toutefois de ne pas décider de sauter en cours de route un matin de trop grande souffrance.

Heureusement il arrive quelquefois que sur un ponton bancal et si difficile d'accès vienne se promener un être de lumière, sorte de menuisier de l'âme qui saura à force de patience et de persuasion le réparer petit à petit, rafistolant planche après planche avec des outils de hasard et d'amour, lui redonnant suffisamment de maintien pour que l'on puisse enfin y reprendre sa route avec au cœur un peu moins de terreur. 

Il se peut même que de façon sublime de deux pontons presque écroulés il s'en reconstruise un si extraordinairement sûr que deux êtres puissent y déambuler ensemble sereinement. Ce miracle est rare et le plus souvent illusoire mais c'est au fond le seul véritable espoir.

Attention donc à tous ces pontons que nous édifions jour après jour sous les pieds de nos enfants. Il ne suffira jamais de les aimer, l'amour est un don pas un remède. Ce n'est que dans l'attention, la présence, le respect, l'écoute et la bienveillance que nous leur construirons de quoi courir leur vie. Ne négligeons jamais aucune de leurs larmes, ne méprisons pas leurs chagrins et ne sous-estimons pas le mal que nous leur faisons au prétexte que nous les aimons. Les enfants pardonnent tout mais n'oublient jamais rien.


Écrire commentaire

Commentaires: 0