La chute

La nouvelle est tombée hier dans cet espace-temps étrangement fade du milieu d'après-midi où rien ne semble vraiment pouvoir arriver. Un peu stupéfiante, un peu navrante et finalement pas si surprenante que ça. Carlos Ghosn, l'emblématique patron de Renault Nissan vient d'être arrêté à Tokyo. Il est accusé de dissimulation de revenus auprès de l'administration fiscale japonaise visant évidemment à payer moins d'impôts. 

Doit-on en rire ou en pleurer? 

À titre personnel cette information m'a ramenée quelques années en arrière. Lors d'un séjour à Rome je m'étais rendue comme à chaque fois que l'occasion se présente à la basilique Saint-Pierre non pour rencontrer Dieu mais pour admirer la Pietà de Michel-Ange. La sculpture est présentée derrière une vitre depuis qu'un déséquilibré l'avait attaquée à coups de marteau en 1972. Elle est donc désormais protégée et la foule s’agglutine un peu frustrée de ne pouvoir s'approcher davantage et luttant rageusement contre les reflets qui enlaidissent les photos. Mon tour est enfin arrivé d'être au plus près de la madone de marbre c'est-à-dire collée à la vitre, perdue dans mon admiration incommensurable pour cette merveille de pureté. Soudain derrière la vitre je vis cinq personnes arriver par la droite. Ils avançaient lentement devisant entre eux sans un regard pour les touristes amassés de l'autre côté. Il était clair que l'un des cinq était celui pour qui les portes s’étaient ouvertes. Il me fallut quelques minutes pour le reconnaître. Hors contexte il est souvent difficile de rendre leur identité à des visages qui nous semblent familier. C'était Carlos Ghosn. C'est peu dire qu'il était hors contexte. Un ecclésiastique le guida jusqu'à la statue devant laquelle il se plaça sans le moindre regard pour nous autres, gens de rien qui avions patienté longuement pour admirer le chef-d’œuvre. Sa main se posa négligemment sur le pied du Christ. Ce geste qui m'aurait causé une émotion indicible s'il m'avait été permis ne sembla pas éveiller chez lui de sentiment particulier. Quelques minutes passèrent avant que tous les cinq ne s’éloignent . En se retournant pour partir, Monsieur Ghosn nous fît face quelques secondes, je croisais alors son regard qui ne me vit absolument pas. Je me souviens d'une vague sensation d'écœurement, d’injustice devant ce pouvoir pétri d'indifférence mais à y réfléchir je n'aurais pas échangé son argent contre mon émerveillement.

Donc Carlos Ghosn a triché. Pour plus d'argent. On estime à plus de 100 millions d'euros ses revenus entre 2009 et 2016. Quel projet, quelle impérieuse nécessité, quelle folie peut conduire un homme aussi nanti de pouvoir et d'argent à une avidité exponentielle que rien jamais ne saurait assouvir. Quelle déviance égotique peut le pousser à considérer que la démesure de ce qu'il possède au regard des autres humains est non seulement légitime mais même insuffisante puisqu'il lui faut encore se compromettre pour en soutirer davantage. 

Mais laissons de côté les failles psychologiques de ce monsieur somme toute assez petit. Ce qui m'interpelle le plus dans cette histoire c'est ce qu'elle dévoile de notre société ultra libérale ou finalement personne ne s'offusque réellement d’un système qui permet ce genre de calamité sociale interdisant au plus grand nombre l'accès à une existence non de luxe mais juste de dignité au profit d'une poignée d'individus totalement pervertis par l'argent et le pouvoir qu'ils en tirent en écrasant leurs semblables par les armes du mépris et de l’exploitation. J'ai une pensée toute particulière pour les ouvriers des chaînes de montage des usines Renault qui ont fait l'objet ces dernières années de différents plans sociaux de l'entreprise organisés par Monsieur Ghosn et ses sous-fifres. Combien d'entre eux se sont permis de ne pas déclarer l'intégralité de leurs revenus et de leurs indemnités de licenciement? Combien ont-ils perçu entre 2009 et 2016?

Je me souviens avoir entendu un jour un quelconque analyste économique nous expliquer que les salaires des grands patrons comme on les appelle seraient globalement justifiés par le fait qu'ils ne seraient qu'une poignée de par le monde à posséder les compétences et les savoir-faire nécessaires à la gestion de ces grandes entreprises fleurons de nos états modernes. La responsabilité qui leur incombe justifiant lors émoluments. Je m'interroge. Est-ce qu’à la fin de sa carrière un urgentiste qui aura sauvé des centaines de vie, un enseignant qui aura appris à lire à des centaines d'enfants, une infirmière de soins palliatifs qui aura aidé des dizaines de mourants à partir dignement, un éducateur sportif qui aura transmis valeurs et confiance à des dizaines de jeunes, une sage-femme qui aura aidé à naître des centaines d'enfants, un conducteur de train qui aura embarqué des milliers de voyageurs... est-ce que tous ces gens n’auront pas aussi assumé de grandes responsabilités?

De quoi parle-t-on, de qui se moque-t-on?

Ce que l'argent récompense ce n'est que l'argent! 

Le génie de ces hommes est de savoir en faire beaucoup, énormément, toujours plus. Quelle bonne nouvelle finalement qu'ils soient si peu nombreux. Il faut croire que l'humain lambda a du mal à réunir suffisamment de talent et d'abjection en un seul individu. À la vérité je ne les crois pas si rares ces êtres avides et dévorés par la volonté farouche d’emmagasiner toujours plus. Carlos Ghosn n'est que le baobab qui cache toute une forêt de petits arbres certes moins feuillus mais tout aussi ambitieux pour leurs comptes en Suisse. Est-ce à dire que n'importe lequel d'entre nous mis en situation de faire ces choix se comporterait avec la même vilenie? Je ne crois pas. La réponse se situe en amont de la question. C'est justement parce que nous ne sommes pas tous aussi corruptibles que nous ne serons jamais dans cette situation. Mes valeurs m’arrêteraient bien avant le premier million.

Une autre des particularités remarquables de ces parcours hors normes est la propension pour ces héros de la finance à se croire au-dessus de tout, de tous y compris les lois. L'argent leur donne un sentiment de toute-puissance et d'impunité. Au point qu'ils finissent par manquer de prudence dans leur malversations diverses. C'est ainsi que se met en place une spirale de la magouille en tous genres, toujours plus risquée qui finit fatalement par sortir au grand jour. On ne compte plus les chutes de ces géants du pouvoir et de l'argent qui tels des enfants emportés par l'excitation du jeu se mettent à tricher de plus en plus effrontément. Jusqu’à la réprimande. Messieurs Strauss Khan, Cahuzac, Ghosn et Cie n’aviez-vous donc vraiment pas senti venir l’heure de la réprimande? Si au moins vous aviez fait briller les yeux des enfants, les stars du foot ou du show biz, noyées elles aussi dans des montagnes de billets ont au moins cette élégance. À part quelques jeunes loups aux dents longues des écoles de commerce qui faisiez-vous rêver Monsieur Ghosn?

Gardons-nous des jugements à l’emporte-pièce, nous sommes tous le riche de quelqu’un d’autre. À chacun d’entre nous de savoir s’il a ou non vendu son âme...

Michel Ange a vécu et est mort dans la misère.

Vous vivez et vous mourrez, je ne m’inquiète pas, dans l’opulence. De vos deux formes de génie, l’une est un miracle, l’autre un gâchis.

Vous souvenez-vous Monsieur Ghosn de ce jour d'octobre 2012 où vous passiez quelques minutes face à sa Pietà? Il y avait derrière vous une femme que vous n'avez pas vue, elle était tellement plus riche que vous. C'était moi. Je ne vous ai pas envié ce jour là, je ne vous plains pas aujourd'hui.


Écrire commentaire

Commentaires: 0